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Bordeaux sud.

J’avais les idées vaseuses, patientant sans trop de mal au feu rouge.

Deux zonards étaient exactement là où ils devaient être. Je les ai vus arriver sur la chaussée, arriver du passé. Ils quittaient les terrains vagues qui bordent les voies ferrées, pas loin de la Poste d’Armagnac. Ils rejoignaient la société, après une nuit passée dans un coin improvisé, près des rails de rangement… Deux punks tels qu’on pouvait en croiser dans les années 80/90. Pas des types avec des chiens et des treillis. J’avais sous les yeux des authentiques, jean collant, cheveux gras qui avaient repoussé autour d’une crête taillée il y a déjà un moment. Je pense qu’ils n’étaient pas nés quand les Béru se sont séparés mais en ce jour ils étaient là, vestiges d’un passé qu’ils n’avaient pas eux-mêmes vécus.

Je me suis souvenu du premier concert de rock alternatif auquel j’avais assisté. C’était Ludwig von 88 à l’Usine, à Reims, tout en bas de la rue Lesage. On devait être en 1991. Mon père m’avait déposé devant la salle, il y avait des punks partout. Un regard à mon attention, où je pouvais lire quelque chose comme « Tu es sûr d’où tu vas là ? ». A 15 ans, tu es toujours déterminé. J’étais descendu de la voiture avant de m’enfoncer dans cette faune qui avait envahi le terrain vague qui menait vers  l’entrée de la salle. Je mentirais si je disais que je n’avais pas été rassuré par le fait de repérer deux ou trois têtes de mon quartier, des gars que je ne connaissais pas plus que ça, mais qui me rappelaient que j’avais encore un pied dans le monde aseptisé, à défaut d’avoir l’autre dans la zone.

J’ai gardé un bon souvenir du concert, moins de la débauche qui entourait le lieu. Malheureusement, le Do It Yourself n’était pas mis en évidence en ce temps, sous les yeux on avait surtout des drogués, des paumés, des dingos. J’étais un minot, peut-être un peu influençable. Je recevais tout ça tel quel, je ne comprenais pas encore le côté salvateur qu’on pouvait éprouver en trouvant ses propres solutions. Il m’a fallu du temps avant de voir le côté positif qu’il y avait eu dans tous les groupes alternatifs des années 80. A l’exception de la vidéo de « Viva Bertaga » qui tournait beaucoup dans la cour du bahut à l’époque, je n’avais que les concerts pour me faire une idée, et c’est surtout le côté destroy du public qui me sautait aux yeux. Quel dommage. Moi-même à un moment, je n’y allais que pour monter sur la scène et sauter. C’est finalement par Fugazi que j’ai découvert un peu plus tard qu’on pouvait rester indépendant dans son action alors que j’en avais eu le témoignage sous les yeux des années durant, dans ma propre ville.

Par la suite, je suis retourné des dizaines de fois à l’Usine, mais aucun des concerts ne portait encore en lui les restes d’espoir et de décadence mêlés, hérités des années 80, autant qu’en cette première soirée.

Le feu allait passer au vert. Les deux punks ont traversé la route au croisement, sont passés  juste devant ma voiture, l’un se grattant la tête, hagard, l’autre indiquant la direction de l’accueil de jour qui n’est pas loin, dans ce qui ressemble à un ancien gymnase. Ils étaient attachants. Ils ne seront pas restés longtemps dans la société finalement et auront eu vite fait de rejoindre les autres isolés pour un café gratuit.

Bordeaux sud.

C’est aussi la nouvelle médiathèque qu’ils ont installée à deux pas de ce carrefour. Ou déplacée plutôt. La petite bibliothèque Son-Tay, au milieu des vieilles rues, était trop petite, obsolète, etc… Mais fréquentée malgré tout.

Quand ils ont parlé de la nouvelle médiathèque Flora Tristan qui la remplacerait, installée dans les immeubles neufs, je me suis montré un peu mauvaise langue, toujours à l’affût pour défendre le  peu de vie qu’il reste dans nos vieilles rues. Je pensais quelque chose comme : « Ah, ils ont eu la peau de Son-Tay et ils veulent nous mettre au multimédia dans un bel immeuble. Euratlantique est déjà d’actualité, tout doit être propre.  A tous les coups, les gens simples des environs n’oseront pas en pousser les portes de cette nouvelle médiathèque. Ça va  encore participer à l’isolement ambiant. »

J’ai fini par m’y rendre et j’ai d’abord pensé que je m’étais planté. Après  le hall d’entrée, deux prostituées étaient en train de boire un café, sagement assises. Non pas qu’elles me soient plus sympathiques que n’importe qui, mais elles font partie de la population du quartier. Ça n’avait pas l’air d’ennuyer le personnel, malgré les mômes qui couraient autour, tout ça. Je me suis dit «  Tu as encore été trop prompt en jactance. Regarde comme les gens du coin s’en sont emparés de cette bibliothèque, c’est plutôt bon signe ». J’en souriais encore en arrivant dans la grande aire aménagée pour les enfants, avec néanmoins plus de bibliothécaires que de pitchouns en ce samedi matin.

C’est là que j’ai compris que c’était pas loin d’être fichu. Juste à ce moment où l’une de mes deux filles, la plus petite, a fait « Papa ! ‘garde Tchoupi, ‘garde, Papa ! ». Une exclamation sortie du cœur vois-tu, elle avait dû voir ce même livre à la crèche et voulait absolument que je le sache. Une petite voix pleine de vie, grâce à laquelle tu sais instantanément que ça n’a pas été une mauvaise idée d’être papa. Je profitais donc de l’instant, attendant qu’elle arrive, bras grands ouverts avec son livre de Tchoupi dans les mains. Et là, une des employées s’est ramenée et a fait à ma fille – de même pas 3 ans – « Chut ! Moins fort ! ».

Elle était sérieuse. Sur le coup, j’ai même cru qu’elle allait ajouter « Il y en a qui étudient, ici ! ».

En plein cœur de l’espace-enfant d’une médiathèque qu’on nous a vendue accueillante.

3 ans, Seigneur.

Bordeaux sud.

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